
Dans la mythologie grecque, Éris est la déesse incarnant la Discorde et le Chaos. Fille de Nyx (la Nuit), elle est connue pour semer la discorde parmi les dieux et les mortels. Son acte le plus célèbre est sans doute l’origine de la guerre de Troie, déclenchée par la querelle sur la « pomme de discorde » destinée « à la plus belle ».
I. Généalogie et Descendance d’Éris
Éris est une divinité ambivalente dont les origines varient selon les sources, reflet de son caractère insaisissable et de son pouvoir de désordre. Dans la Théogonie d’Hésiode, elle naît de Nyx, la Nuit, qui l’engendre seule, sans union divine. Cette naissance autonome, dans la lignée de la Nuit elle-même enfantée par le Chaos, place Éris parmi les divinités primordiales, associées aux puissances brutales et incontrôlables de l’univers.
Hésiode distingue dans Les Travaux et les Jours deux formes d’Éris : l’une, cruelle, inspire les conflits destructeurs, l’autre, émulation vertueuse, incite les mortels à se dépasser. Homère, de son côté, lui donne une ascendance olympienne en la nommant fille de Zeus et d’Héra et sœur d’Arès, dont elle partage la compagnie belliqueuse sur les champs de bataille. Cette double filiation – chthonienne chez Hésiode, olympienne chez Homère – traduit la dualité essentielle d’Éris, capable de miner l’ordre établi tout en étant utilisée par les dieux eux-mêmes pour stimuler la compétition ou réveiller le courage des armées.
Ses attributs sont peu nombreux. Éris est souvent ailée, horrible d’aspect, parfois couverte de cheveux serpents ou de bandelettes sanglantes, comme le décrit Virgile, ce qui l’apparente à d’autres entités infernales. Elle brandit le symbole de la guerre dans l’Iliade, et incarne par excellence la force qui désunit, conteste, oppose.
II. La Pomme de Discorde et le Déclenchement de la Guerre de Troie
La légende fondatrice d’Éris reste sans conteste celle de la pomme de la Discorde jetée au milieu du banquet nuptial de Pélée et Thétis, auquel elle n’avait pas été conviée. Ulcérée par cette exclusion, elle déclenche volontairement une querelle entre Héra, Athéna et Aphrodite, en lançant la fameuse pomme d’or portant l’inscription : « À la plus belle » (têi kallístêi). Cet acte, à première vue trivial, révèle sa capacité à semer un conflit à l’ampleur cosmique : incapable de trancher entre les déesses, Zeus délègue la décision à un mortel, Pâris, dont le choix en faveur d’Aphrodite – contre la promesse de l’amour d’Hélène – provoque l’enlèvement de la reine de Sparte et, par ricochet, la guerre de Troie. Éris, en un seul geste, déclenche l’un des conflits les plus célèbres de toute la mythologie grecque.
Mais son pouvoir ne se limite pas à ce seul épisode. Dans l’Iliade, elle est envoyée par Zeus pour raviver la fureur guerrière des Achéens, et elle est la seule divinité à rester sur le champ de bataille, galvanisée par les cris, le sang, les douleurs. Elle ne prend aucun parti, car ce qui l’importe, c’est le conflit lui-même, peu importe les vainqueurs ou les victimes.
Son influence s’étend également à d’autres récits : elle est responsable de la folie meurtrière qui pousse Édon à tuer son fils Itys (mythe rapporté par Boïos), ou encore du massacre entre Lapithes et centaures lors du mariage de Pirithoos. Chaque fois, Éris agit en instigatrice invisible, présente là où la jalousie, l’arrogance ou la vengeance peuvent s’enflammer. Elle est aussi mobilisée par Zeus lui-même, dans le conflit entre Atrée et Thyeste, pour inverser les lois naturelles et assurer la victoire de celui qu’il soutient.
III. Son culte
Contrairement à de nombreuses divinités olympiennes, Éris ne possède pas de culte structuré ni de temples connus dans le monde grec antique. Son caractère intrinsèquement perturbateur l’éloigne des pratiques cultuelles traditionnelles qui privilégient l’harmonie sociale et la stabilité civique. Elle est l’antithèse d’Hestia ou d’Athéna Polias, protectrices de l’ordre domestique ou politique.
Son nom a toutefois survécu à travers l’étymologie : il a donné naissance au mot « éristique », désignant l’art de la controverse et des débats conflictuels. Les représentations d’Éris dans l’art sont rares et souvent marginales. Elle apparaît dans certaines œuvres mineures, parfois sous une forme ailée ou grotesque, toujours au cœur de scènes de guerre ou de tension. Plus tard, dans la culture populaire moderne, elle réapparaît comme une figure inspirant le chaos, à la fois dans la fiction et dans des mouvements religieux satiriques comme le discordianisme.
IV. Ses amours et sa descendance
Comme sa mère Nyx, Éris engendre seule une longue lignée de divinités et démons liés à la souffrance, au mensonge et à la destruction. Elle n’a pas de compagnon connu et n’est l’objet d’aucun mythe amoureux, ce qui renforce son image d’entité isolée, autonome et redoutable. Ses enfants représentent les multiples facettes du chaos : Ponos (la peine), Limos (la faim), Léthé (l’oubli), Phonoi (les meurtres), Makhai (les combats), Algea (les douleurs), Neikea (les querelles), Pseudologoi (les mensonges), Dysnomia (l’anarchie), Amphillogiai (les disputes), Hysminai (les mêlées), Até (la ruine), et Horkos (le serment sacré qui punit le parjure). Cette descendance monstrueuse est le miroir des ravages sociaux et moraux provoqués par la discorde, que ce soit au sein d’une cité, d’un foyer ou entre dieux. Certains auteurs identifient également Éris à Ényo, compagne d’Arès dans les carnages, ce qui renforce encore son lien avec les dieux de la guerre. Mais contrairement à eux, Éris ne mène pas d’armées : elle souffle l’étincelle, puis observe le chaos croître.
Le nom d’Éris a traversé les siècles et s’est ancré dans notre langage et notre culture. La fameuse « pomme de discorde » désigne encore aujourd’hui une cause de conflit ou de rivalité – un symbole universel de la dispute née d’un détail. En 2006, c’est ce mythe qui a inspiré les astronomes lorsqu’ils ont nommé la planète naine Éris, découverte aux confins du système solaire, en pleine controverse sur la définition même du mot « planète ». Ce clin d’œil cosmique rappelle ironiquement la nature perturbatrice de la déesse. Plus étonnant encore, Éris est devenue la figure centrale d’un mouvement spirituel contemporain : le Discordianisme, fondé dans les années 1950 par Gregory Hill et Kerry Thornley. Cette « religion » à la fois sérieuse et parodique célèbre l’ordre né du chaos et l’humour comme force cosmique, dans un esprit proche de l’absurde sacré. Dans les arts populaires, Éris est omniprésente : elle est la méchante du film animé Sinbad : La légende des sept mers, une ennemie récurrente dans des séries animées, une muse dans des récits de fantasy, et un symbole de désobéissance, d’auto-dérision et de contre-culture. Si elle fut jadis crainte et rejetée, Éris incarne aujourd’hui l’ironie du désordre fertile, la force souterraine qui, en renversant les normes, permet aux récits – et aux sociétés – d’évoluer.