
Avant que le soleil ne jaillisse du lotus, avant que les dieux n’arpentent le ciel et la terre, l’univers égyptien n’était que silence et chaos. C’est à Hermopolis, la « cité des Huit », que se déploie l’une des cosmogonies les plus mystérieuses de l’Égypte antique : celle de l’Ogdoade. Ici, point de créateur solitaire, mais huit divinités primordiales – quatre couples grenouille et serpent – qui émergent des flots du Noun pour donner l’impulsion première de la création. Entrons ensemble dans l’énigme de l’Ogdoade.
I. Les origines du mythe d’Hermopolis et de l’Ogdoade
La cosmogonie d’Hermopolis, également connue sous le nom de doctrine de l’Ogdoade, constitue l’une des visions les plus anciennes et les plus énigmatiques de la création dans la mythologie égyptienne. Elle prend racine dans la ville de Khéménou – littéralement « la ville des Huit » – que les Grecs rebaptisèrent Hermopolis, en l’honneur de Thot, leur Hermès égyptien. Cette ville, située stratégiquement sur la rive ouest du Nil, devient dès l’Ancien Empire un haut lieu de spéculation théologique sur les origines de l’univers.
Contrairement à la cosmogonie d’Héliopolis, centrée sur un démiurge solaire comme Atoum ou Rê, le mythe hermopolitain met en scène huit divinités primordiales, regroupées en quatre couples binaires : Noun et Nounet (l’eau originelle), Heh et Hehet (l’infini), Kekou et Keket (les ténèbres), Amon et Amonet (le caché, l’indicible). Ensemble, ils représentent les forces chaotiques, intemporelles et indéterminées qui précédaient toute existence structurée. Ces couples personnifient les principes fondamentaux de l’univers avant même la lumière, avant même le temps.
Selon les textes, ces huit entités surgirent des eaux glacées du Noun, l’océan primordial, et s’installèrent sur la butte émergente de Khéménou. De là, leur rassemblement généra l’impulsion première de la création. Dans certaines versions, ils donnèrent naissance à un œuf cosmique – parfois pondu par une oie divine appelée « le grand caqueteur », ou déposé par un ibis, animal sacré de Thot – d’où éclot le soleil sous la forme du jeune Rê. Dans d’autres variantes, le dieu Rê émerge d’un lotus sacré flottant sur les eaux, en une aube cosmique qui marque le début du cycle solaire.
Ce mythe, transmis principalement à partir de la Basse Époque mais attesté dès l’Ancien Empire, ne propose pas une création ex nihilo, mais plutôt l’organisation d’un chaos latent par des puissances élémentaires qui s’auto-engendrent.
II. Les légendes qui entourent le mythe d’Hermopolis et de l’Ogdoade
Autour du noyau théologique de l’Ogdoade gravite de nombreuses légendes fascinantes. La plus connue de ces légendes raconte l’émergence du dieu solaire depuis un œuf cosmique, déposé par l’une des huit divinités primordiales sur la butte sacrée de Khéménou. Dans certaines variantes, c’est une oie divine – surnommée le « grand caqueteur » – qui brise le silence originel en pondant l’œuf duquel surgira Rê, le Soleil, porteur de lumière et d’ordre. Dans d’autres, c’est un ibis, animal associé à Thot, qui joue ce rôle créateur, soulignant ainsi le lien étroit entre connaissance, verbe créateur et naissance du cosmos.
Une version poétique très répandue évoque l’apparition du dieu solaire Rê depuis un lotus sacré, né lui-même de la semence des huit. Ce lotus s’ouvre à l’aube pour laisser apparaître un enfant divin, forme juvénile du Soleil, dont la lumière repousse les ténèbres primitives. Ce récit rejoint l’image cyclique du renouveau solaire : le lotus, symbole de renaissance, s’épanouissant chaque matin et se refermant à la nuit tombée. À Hermopolis, le lac sacré d’où le lotus émergeait était un lieu de pèlerinage ; on y vénérait des coquilles d’œuf fossiles, censées témoigner de l’instant de la création.
Une autre tradition plus ésotérique raconte que les Huit fusionnèrent leurs forces pour créer un bouton de lotus d’où naquit une déesse naine, assistante du Soleil. Rê, émerveillé par elle, l’aurait désirée, et de leur union naquit Thot. Ce dernier, incarnation de l’intelligence et du langage, aurait ensuite créé le monde par le Verbe, posant les fondations du cosmos à travers la puissance du logos. Thot devient ainsi le prolongement actif de l’Ogdoade : il n’est pas l’un des huit, mais leur héritier, leur expression logique dans un monde désormais structuré.
D’autres récits plus tardifs situent les huit divinités sous la butte de Médinet Habou, où elles reposeraient après avoir accompli leur œuvre. On raconte que c’est depuis ce lieu souterrain sacré qu’elles assurent encore le lever du soleil et le cycle du Nil – deux piliers essentiels de la vie égyptienne. Ce lien permanent entre mythe cosmogonique et ordre naturel montre à quel point les légendes d’Hermopolis étaient conçues non comme de simples récits symboliques, mais comme des vérités rituelles agissantes, actualisées à chaque aurore, chaque crue, chaque prière.
III. Les personnages impliqués dans ce mythe
Au cœur du mythe d’Hermopolis se trouve l’Ogdoade, groupe de huit divinités primordiales réparties en quatre couples mixtes, chacun représentant une force fondamentale du chaos initial. Ces paires, à la fois masculines et féminines, se présentent sous une forme animale symbolique : les dieux mâles portent des têtes de grenouilles – symbole de vie foisonnante et de métamorphose – tandis que les déesses arborent des têtes de serpents, incarnations du mystère, de la transformation et de l’énergie souterraine.
Voici les quatre couples :
- Noun et Nounet : ils personnifient l’océan primordial, l’eau originelle sans rivage ni fond, matrice de toute chose. Ils incarnent l’indifférencié, d’où émergera l’existence.
- Hehou et Hehet : symboles de l’infinité spatiale, ils représentent l’absence de limites, la possibilité d’un univers encore informe.
- Kekou et Keket : incarnations des ténèbres primordiales, ils sont l’obscurité totale précédant la naissance de la lumière, le vide où la lumière deviendra acte fondateur.
- Amon et Amonet : dieux de l’invisible et du mystère, ils symbolisent ce qui ne peut être vu, mais dont la présence est ressentie — le latent, le potentiel, le souffle caché.
Ces huit entités agissent comme les forces passives du chaos avant la création. Leur rôle n’est pas de structurer, mais de porter en germe les conditions de l’univers. Ensemble, ils permettent l’émergence du premier acte créateur : la naissance du Soleil. Dans certaines versions, c’est un œuf cosmique qui, pondu par l’oie divine (ou façonné par l’ibis créateur), éclot sur la butte primordiale pour libérer Rê, l’enfant lumineux. Ce Rê est parfois confondu avec Shou, dieu de l’air, qui intervient ensuite pour séparer la Terre (Geb) et le Ciel (Nout), enclenchant ainsi la différenciation du monde.
Cette cosmogonie offre une vision du monde fondée sur la complémentarité des forces primordiales. L’idée que l’univers émerge de l’équilibre entre éléments opposés – ténèbres et lumière, infini et forme, visible et caché. Le symbolisme du lotus originel, du verbe créateur et de l’œuf cosmique, issu de la colline primordiale, réapparaît dans de nombreuses représentations modernes de la genèse de l’univers, notamment dans les courants New Age, dans les loges maçonniques égyptisantes, et dans certaines interprétations philosophiques de la création.
Sur le plan artistique, la figure de Thot, née dans ce mythe, continue d’inspirer les univers narratifs et visuels modernes. Il apparaît dans les jeux vidéo, les bandes dessinées, les mangas et les romans fantastiques comme le gardien des secrets, le maître du temps et le scribe cé leste.