À la croisée de l’humain et du divin, Rāma incarne l’idéal moral et spirituel de l’hindouisme. Héros de l’épopée sanskrite Ramayana, écrite par le sage Valmiki, il traverse des épreuves qui mêlent devoir filial, amour sacrificiel, guerre mythique et renoncement royal. Ce personnage n’est pas seulement une figure légendaire : il est le septième avatar du dieu Vishnu, venu rétablir l’ordre cosmique (dharma) sur Terre. Découvrez ses origines célestes et son éducation royale, les étapes marquantes du Ramayana, sa morale inébranlable, son amour avec Sita, son héritage dans la culture indienne et mondiale.
I. Les origines de Rāma : naissance divine, incarnation du dharma
Rāma, figure centrale du Rāmāyaṇa, est la septième incarnation du dieu Vishnou, descendu sur terre pour anéantir le mal incarné par Rāvana, le roi-démon aux dix têtes. Son nom, dérivé de la racine sanskrite ram- signifiant « se réjouir » ou « charmer », renvoie à sa nature divine rayonnante, mais aussi à sa mission de restaurer la justice et l’harmonie dans un monde en proie à l’adharma. Selon la théologie hindoue, chaque avatar de Vishnou apparaît quand le déséquilibre cosmique atteint un seuil critique. Dans cette ère, Vishnou s’incarne non pas en une créature fabuleuse ou hybride, mais en homme exemplaire, offrant à l’humanité un modèle concret de vertu : Maryādā Puruṣottama, « l’homme parfait dans les bornes de la droiture ».
Il naît à Ayodhyā, capitale du royaume de Kosala, de la reine Kaushalyā et du roi Dasharatha, qui implore les dieux de lui accorder un héritier. Vishnou répond à sa prière par une naissance miraculeuse : une offrande divine surgit du feu sacrificiel, destinée à ses trois reines. Rāma naît de Kaushalyā, Bharata de Kaikeyī, et les jumeaux Lakshmana et Shatrughna de Sumitrā. Bien que mortel en apparence, Rāma porte dès sa naissance la splendeur divine de Vishnou, ce que seuls les sages comme Vasishtha ou Vishvāmitra perçoivent.
Son iconographie reflète cette union du céleste et de l’humain : teint bleu ou vert clair (symbole d’infini et de pureté), tunique jaune d’ascète-roi, chignon au sommet du crâne, arc céleste (Kodanda) à la main et sourire empreint de sérénité. Il est souvent accompagné de Sītā, Lakshmana et Hanuman, formant un quatuor symbolique de la loyauté, de l’amour et de la foi. Il est aussi évoqué comme Raghunātha (chef de la dynastie des Raghus), Sītāpati (époux de Sītā), Dasharatha-Rāma, ou simplement Rāmaiyā dans la tradition populaire. Sa naissance est fêtée à Rāma Navamī, et son culte transcende l’Inde pour toucher l’Asie du Sud-Est (Thaïlande, Cambodge, Indonésie, Laos…).
II. Les grandes légendes de Rāma : épreuve, guerre et rétablissement de la vérité
L’histoire commence à Ayodhyā, alors que Dasharatha prépare la transmission du trône à son fils préféré, Rāma. Mais Kaikeyī, l’une de ses reines, manipulée par sa servante Mantharā, réclame que son propre fils, Bharata, monte sur le trône, et exige le bannissement de Rāma pendant quatorze ans. Lié par une promesse ancienne, le roi cède. Rāma accepte l’exil sans résistance, incarnant déjà l’idéal du svadharma (devoir personnel) supérieur à ses propres désirs.
Rāma quitte alors la ville, accompagné par Sītā, son épouse dévouée, et Lakshmana, son frère fidèle. Ils s’installent dans la forêt de Daṇḍaka, haut lieu de sages, d’ermites et d’asuras, où ils mènent une vie d’ascètes. Là, Rāma sauve Ahalyā, pétrifiée par son mari en punition injuste, témoignant de son rôle de libérateur des innocents et des victimes du jugement hâtif.
Mais l’épisode déclencheur du basculement épique est l’enlèvement de Sītā par Rāvana, le roi de Lankā. Trompant sa vigilance par une ruse — un cerf doré magique envoyé par son complice Mārīca — Rāvana la capture alors que Rāma et Lakshmana sont éloignés. Sītā est enfermée dans les jardins d’Aśoka à Lankā, où elle résiste farouchement aux avances du démon, invoquant la fidélité conjugale et sa foi en son mari.
Rāma, désespéré mais déterminé, s’allie alors avec Hanumān, fils du vent et roi des singes, et Sugrīva, chef des vānaras. Grâce à l’armée des singes et des ours, ils construisent un pont de pierre sur l’océan (Setu Bandha) jusqu’à Lankā. La guerre qui s’ensuit est titanesque : les fils de Rāvana tombent, des généraux comme Kumbhakarṇa ou Indrajit périssent, et Lakshmana est grièvement blessé, nécessitant l’intervention héroïque d’Hanuman qui transporte une montagne d’herbes médicinales. Rāma finit par tuer Rāvana d’une flèche céleste, restaurant ainsi l’ordre cosmique.
Mais le récit ne s’arrête pas là : malgré la victoire, la rumeur de l’infidélité de Sītā enfle. Pour laver tout soupçon, elle subit une ordalie par le feu, qu’elle traverse indemne. Plus tard, exilée à nouveau à cause de la pression populaire, elle demandera à la Terre-Mère de l’engloutir si elle est restée pure. Le sol s’ouvre. Rāma, brisé, retourne seul à Ayodhyā et, après des années de règne exemplaire, disparaît dans les eaux de la Sarayū, retrouvant sa forme divine de Mahā-Vishnou.
III. Ses amours et sa descendance : la pureté éprouvée de Sītā et l’héritage des jumeaux
Au cœur de la vie de Rāma se tient Sītā, incarnation de la fidélité, de la patience et de la dignité silencieuse. Leur union, célébrée à Mithilā lors d’un svayaṃvara où Rāma brise l’arc de Shiva, scelle l’alliance entre deux lignées royales, mais aussi entre la force morale et la pureté spirituelle. Sītā, née miraculeusement du sol, est la fille du roi Janaka, mais elle est aussi perçue comme une incarnation de Lakṣmī, épouse divine de Vishnou.
Leur couple devient l’un des plus emblématiques de l’hindouisme, non par la passion, mais par la loyauté réciproque à l’épreuve du monde. Sītā suit Rāma dans son exil, endure les rigueurs de la forêt, la capture par Rāvana, les soupçons de la société. Même après avoir prouvé son innocence par le feu, elle sera exilée une seconde fois, alors qu’elle est enceinte, pour préserver la réputation de son mari-roi.
Dans la forêt, Sītā donne naissance à deux fils : Lava et Kusha, élevés par le sage Vālmīki sans connaître leur origine. Ils grandissent en récitant le Rāmāyaṇa, devenant à la fois poètes et guerriers. Lors d’un festival à Ayodhyā, ils chantent l’épopée devant leur propre père, qui les reconnaît peu après. Ce moment de reconnaissance marque la réconciliation finale entre le destin de Rāma et les liens du cœur. Toutefois, Sītā, fidèle à sa douleur et à la vérité, refuse de revenir à la cour : elle invoque sa mère, la Terre, qui l’engloutit à jamais. Ce départ scelle une amour pur, mais irréconciliable avec le monde.
IV. Son culte : un dieu-roi vénéré dans tout le sous-continent
Le culte de Rāma est l’un des plus anciens et des plus populaires de l’hindouisme, en particulier dans le nord de l’Inde. Il incarne un idéal moral absolu, à la fois humainement accessible et spirituellement exemplaire. Contrairement à Krishna, figure ludique et mystique, Rāma est vénéré comme roi-modèle, époux idéal, frère fidèle et souverain juste. Il est la manifestation du dharma incarné, celui dont l’existence même est un enseignement.
Les temples consacrés à Rāma sont innombrables, de Rāma Janmabhūmi à Ayodhyā (son lieu de naissance légendaire), jusqu’à Rāmesvaram au Tamil Nadu, où il aurait adoré Shiva avant de traverser la mer vers Lankā. Dans le sud, son culte est souvent intégré à la dévotion à Vishnou (Rāmānuja l’honore comme avatar), tandis que dans le nord, la bhakti à Rāma a donné naissance à une intense tradition poétique, notamment avec Tulsidās, auteur du Rāmcaritmānas en hindi, version très populaire du Rāmāyaṇa.
Rāma est souvent représenté en compagnie de Sītā, Lakshmana et Hanumān, dans une forme qu’on appelle Rāma Parivār (« la famille de Rāma »), soulignant l’harmonie entre devoir royal, dévotion familiale et loyauté guerrière. Les fidèles célèbrent sa naissance lors de Rāma Navamī, et ses exploits sont rejoués chaque année à Dussehra (où Rāvana est symboliquement brûlé) et lors du festival de Diwali, qui marque son retour triomphal à Ayodhyā.
Le culte de Rāma repose moins sur des rituels ésotériques que sur une pratique dévotionnelle accessible à tous : récitation de ses exploits, chant de ses noms (Rāma nāma), lecture du Rāmcaritmānas, ou simplement contemplation de ses valeurs. Dans de nombreuses régions, des processions, des représentations théâtrales (Rām Līlā) et des lectures publiques ponctuent la vie religieuse.
Le Rāmāyaṇa a influencé toutes les formes d’expression artistique : des fresques murales à Ellora aux peintures miniatures mogholes, des danses kathakali du Kerala aux représentations modernes au théâtre, en passant par les séries télévisées à succès comme celle de Ramanand Sagar (1987), qui a marqué une génération d’Indiens et a contribué à faire de Rāma une figure médiatique de masse. Mais la figure de Rāma est aussi devenue un symbole de revendication identitaire et religieuse. Le mouvement pour la reconstruction du temple de Rāma à Ayodhyā, sur le site supposé de sa naissance, a donné lieu à des débats majeurs mêlant histoire, archéologie, foi, et politique. Le nouveau temple, inauguré partiellement en 2024, témoigne de la puissance émotionnelle et politique que conserve ce dieu-roi dans l’imaginaire indien contemporain.