Char de guerre, flèche tendue, vent suspendu dans l’air. Au cœur du champ de bataille de Kurukshetra, deux âmes dialoguent : Arjuna, guerrier hésitant, et Krishna, son cocher. Mais ce dernier n’est pas un simple conducteur de char : il est le huitième avatar de Vishnu, envoyé sur Terre pour restaurer le dharma (ordre cosmique) et guider l’humanité. Dans le Mahabharata, Krishna joue un rôle central. Il n’est pas le héros de la guerre par la violence, mais par la parole, la stratégie et la sagesse. Découvrez sa naissance divine et son enfance hors du commun, son rôle clé dans la guerre de Kurukshetra, ses amours célestes, ses stratégies politiques complexes, et l’héritage spirituel qu’il a laissé jusqu’à nos jours.
I. Origines de Krishna : une naissance divine aux mille symboles
Krishna, dont le nom signifie « le noir » ou « le sombre » en sanskrit, est reconnu comme la huitième incarnation (avatāra) du dieu Vishnou, le préservateur dans la Trimūrti hindoue. Sa naissance, à Mathurā, au cœur de l’Uttar Pradesh, se déroule dans des circonstances prodigieuses : emprisonnés par le tyran Kamsa, ses parents Devakī et Vasudeva voient leur huitième enfant menacé de mort. Mais, grâce à une intervention divine et des phénomènes surnaturels (la Yamunā qui s’écarte, les gardes endormis), Krishna est conduit en sécurité à Gokula, où il sera élevé par des parents adoptifs, Nanda et Yashodā.
Cette double origine – royale par la lignée des Yādava, et pastorale par l’éducation – lui confère une identité multiple : à la fois prince et bouvier, dieu et enfant espiègle. Cette dualité se reflète dans ses symboles : la flûte (venu), charme suprême de l’âme, la peau bleue, symbole de l’infini, la plume de paon évoquant l’harmonie divine, et le joyau Kaustubha, signe de sa splendeur céleste. Son apparence physique elle-même, jeune homme beau et rayonnant, évoque une divinité accessible mais infiniment puissante. En tant que Govinda ou Gopāla, il incarne le lien sacré entre l’humain et le divin à travers la nature, les troupeaux, et le jeu.
II. Les grandes légendes associées à Krishna : du héros pastoral au stratège divin
Krishna n’est pas seulement un avatar divin de la mythologie hindoue. Ses légendes couvrent tous les âges de la vie humaine – de l’enfance espiègle à la sagesse du maître spirituel, en passant par la bravoure du guerrier et la diplomatie du roi. Son récit forme une épopée de l’incarnation divine dans le monde.
Dans son enfance, Krishna fascine déjà par ses exploits miraculeux. Encore bébé, il triomphe de Putanā, une démone envoyée par Kamsa pour l’empoisonner. Krishna tète son sein empoisonné, mais au lieu de mourir, il aspire sa vie, provoquant la chute de la créature, dont les yeux deviennent des puits et les seins, des collines. Plus tard, c’est Bakasura, le démon-grue, qu’il terrasse en lui brisant le bec, puis Aghasura, le serpent géant qui avale Krishna et ses amis : le jeune dieu, en grandissant subitement, éclate l’intérieur du monstre et en libère tout le monde.
Un autre épisode marquant est sa confrontation avec le serpent Kāliya, qui empoisonne les eaux de la Yamunā. Krishna saute dans la rivière, affronte le naga et, dans une danse divine, bondit de tête en tête, écrasant son ego. À la supplication des épouses de Kāliya, Krishna lui accorde le pardon, conditionné à son départ. L’eau est purifiée, et le démon devient un exemple de soumission au divin.
À l’adolescence, Krishna mène les villageois de Vrindāvan à renoncer au culte d’Indra, le dieu védique de la pluie. Pour punir cet affront, Indra déchaîne une tempête apocalyptique. Krishna répond en soulevant la montagne Govardhana d’un seul bras, offrant ainsi un abri aux habitants. Ce miracle symbolise non seulement sa toute-puissance, mais aussi un basculement spirituel : la piété populaire s’oriente vers le divin immanent, au contact du monde, plutôt que vers les anciens dieux du ciel.
À l’âge adulte, Krishna devient roi de Dvārakā après avoir tué Kamsa et restauré la dynastie légitime de Mathurā. Il affronte ensuite Narakasura, le démon qui retient prisonnières 16 000 princesses. Avec sa femme Satyabhāmā et monté sur Garuda, Krishna mène un assaut céleste, tue Naraka, libère les femmes, puis les épouse toutes pour leur garantir honneur et avenir, selon le dharma kṣatriya.
Mais c’est surtout dans le Mahābhārata que Krishna déploie son génie stratégique et sa sagesse divine. Refusant de combattre, il propose son armée à Duryodhana et sa propre personne à Arjuna, qui accepte cette dernière. Devenu cocher d’Arjuna, Krishna le guide sur le champ de bataille de Kurukṣetra. Face aux doutes moraux du héros, il énonce la Bhagavad-Gītā, traité métaphysique fondamental sur le devoir (svadharma), l’âme immortelle (ātman) et la dévotion (bhakti).
III. Ses amours et sa descendance : entre extase mystique et polygamie divine
Krishna est l’incarnation du charme divin. Sa beauté, son rire, sa musique — en particulier sa flûte — provoquent l’extase chez les gopīs, les bergères de Vrindāvan. Leur amour pour lui n’est pas charnel, mais mystique et absolu, souvent interprété comme une métaphore de l’âme en quête d’union avec le divin. Parmi elles, Rādhā incarne l’idéal de la bhakti : une passion si pure qu’elle transcende le temps, la société, et même les conventions religieuses.
Leurs rencontres dans la forêt de Vṛndāvan sont décrites comme des danses sacrées, des jeux amoureux imprégnés de poésie cosmique. Chaque gopī, dans la ronde du Rāsa-līlā, croit danser seule avec Krishna : le dieu se multiplie à l’infini pour combler chacun de ses dévots. La relation entre Rādhā et Krishna est ainsi devenue le modèle du lien amoureux entre l’âme humaine et le divin dans les courants de la dévotion hindoue (bhakti-yoga), notamment dans les traditions Gaudiya.
Mais Krishna, loin de n’être qu’un amant spirituel, incarne aussi le roi protecteur, celui qui fonde des lignées et respecte les obligations du dharma. Il épouse officiellement huit reines principales, connues sous le nom d’Aṣṭa-Bhāryās :
- Rukmiṇī, princesse du Vidarbha, est enlevée par Krishna lors de son propre mariage avec un prince hostile. Elle est reconnue comme une incarnation de Lakṣmī et mère de son fils préféré, Pradyumna.
- Satyabhāmā, fille du trésorier Satrajit, épouse Krishna après qu’il ait été injustement accusé du meurtre de son frère. Elle combat même à ses côtés contre Naraka.
- Jāmbavatī, fille du roi-ours Jāmbavān, lui est donnée en mariage après un duel épique.
- Kalindī, déesse de la rivière Yamunā, fait pénitence pour épouser Vishnu, et Krishna l’honore.
- Mitravindā, sa cousine, est enlevée au cours d’un svayaṃvara organisé sans invitation pour lui.
- Nagnajitī, gagnée après avoir dompté sept taureaux furieux dans une épreuve royale.
- Bhadrā, qui le choisit librement lors de son svayaṃvara.
- Lakṣmaṇā, qu’il enlève lors d’un concours d’arc, aidé par Arjuna.
En plus de ces épouses royales, Krishna épouse également 16 000 femmes qu’il libère de l’emprise du démon Naraka. Bien qu’il s’agisse d’un acte de compassion plutôt que de désir, les traditions affirment qu’il vivait avec chacune d’elles dans un palais distinct à Dvārakā, multiplié en autant d’avatars. Cette image légendaire souligne son omniprésence divine, capable de répondre aux besoins de tous ses dévots à la fois.
Sa descendance est nombreuse : Pradyumna, né de Rukmini, sera un héros réputé et incarnation de Kāmadeva, le dieu de l’amour. D’autres enfants comme Samba ou Bhānu apparaissent aussi dans les Purāṇa, souvent comme chefs de guerre ou dévots.
IV. Son culte : entre dévotion populaire, mystique et rituels sacrés
Le culte de Krishna est l’un des plus anciens, des plus riches et des plus vivants de l’hindouisme. Présent dans toute l’Inde et au-delà, il s’exprime à travers une infinité de traditions régionales, de poèmes, de danses, de chants, de cérémonies et de festivités. Krishna n’est pas seulement un dieu que l’on vénère, il est un compagnon intime, un modèle de vie spirituelle, un amour personnel et un guide vers la libération.
Dans le vishnouisme bhakti, en particulier chez les Gaudiya Vaishnavas du Bengale, Krishna est considéré comme la source première de tous les avatars, y compris Vishnou lui-même. Le fidèle (bhakta) entretient avec lui une relation directe faite de chant (bhajan), de récitations de ses noms sacrés (japa), de méditation sur ses exploits (līlā), et d’offrandes d’amour (prem-bhakti). Le mantra Hare Krishna, Hare Rama est devenu le plus célèbre, popularisé au XXe siècle dans le monde entier par le mouvement ISKCON (Société Internationale pour la Conscience de Krishna).
Parmi les formes de vénération les plus répandues, on trouve les représentations de Bāla-Krishna (l’enfant espiègle), Gopāla (le gardien des vaches), Rādhā-Krishna (l’union divine), ou encore Jagannātha, une forme archaïque vénérée à Puri en Orissa. C’est dans ce temple que se tient chaque année le Ratha Yatra, la fameuse procession de chars géants, tirés par des fidèles en transe, symbolisant le retour du dieu vers ses dévots de Vrindāvan.
Le Janmāṣṭamī, célébré entre août et septembre selon le calendrier lunaire, commémore la naissance de Krishna. Ce jour-là, les fidèles jeûnent, chantent toute la nuit, racontent les épisodes de son enfance, organisent des pièces de théâtre sacrées et suspendent des pots de yaourt (dahi-handi) que des jeunes brisent en formant des pyramides humaines, en hommage au Krishna voleur de beurre.
Krishna ne vit pas seulement dans les textes sacrés et les temples : il est partout dans la culture indienne moderne – cinéma, musique, littérature, danse, philosophie, politique. Il est devenu un archétype culturel, au-delà même de la religion : un modèle d’homme libre, de stratège rusé, de maître spirituel, de poète mystique, d’amoureux parfait et de divinité incarnée. En littérature, il a inspiré des milliers d’œuvres, du Gītā Govinda de Jayadeva au Krishna Charitra de Bankim Chandra Chatterjee. Dans le théâtre classique (nāṭya), les épisodes de sa jeunesse à Vrindāvan, sa danse avec les gopīs ou son dialogue avec Arjuna forment des scènes incontournables. Dans la danse Bharatanatyam ou Odissi, son jeu de flûte et ses exploits héroïques sont mimés avec grâce et ferveur. Au cinéma, il est souvent représenté dans les épopées mythologiques indiennes ou les séries TV cultes comme Mahabharat (BR Chopra, 1988) ou plus récemment dans les versions animées diffusées pour les enfants. Il incarne l’idéal du héros bienveillant, de l’amant mystique, et du sauveur universel. Dans le domaine politique et philosophique, la Bhagavad-Gītā, son enseignement à Arjuna, est lue comme un guide de l’action juste. Des penseurs comme Mahatma Gandhi s’en sont inspirés pour développer l’idée de devoir sans attachement, d’action désintéressée, et de foi dans la vérité. Krishna, dans cette lecture, devient le symbole d’une conscience éveillée face à l’épreuve du monde. Au niveau international, Krishna est l’un des rares dieux hindous à avoir conquis une notoriété mondiale. Le mouvement Hare Krishna, apparu dans les années 60, a diffusé son nom et son image dans les rues de New York, Londres ou Paris. Sa philosophie est devenue une porte d’entrée vers l’hindouisme pour de nombreux chercheurs spirituels occidentaux.