
Membre fondateur de la Trimūrti aux côtés de Vishnou et Shiva, Brahmā incarne l’instant sacré où le monde surgit du néant, où le chaos se transforme en ordre. Pourtant, malgré son rôle fondamental dans les textes sacrés tels que les Purāṇa, le Mahābhārata ou le Rāmāyaṇa, Brahmā reste une divinité méconnue et peu vénérée de nos jours. Pourquoi le père des dieux, des Rishis et de l’humanité n’a-t-il que quelques temples à son nom ? De sa naissance dans un œuf d’or à ses amours mythiques avec Sarasvatī, de ses puissants symboles à son rôle marginal dans la religion moderne, explorez les multiples visages de celui qui fit passer le monde de l’invisible au visible.
I. Origines et rôle cosmique
Brahmā, premier membre de la Trimūrti aux côtés de Vishnou et Shiva, incarne la puissance de création dans le cycle cosmique hindou. Il représente l’émergence de l’univers à partir du néant, la manifestation du Brahman – le Soi suprême – sous une forme agissante. Plusieurs mythes expliquent sa genèse : il serait né d’une fleur de lotus surgie du nombril de Vishnou, d’un œuf d’or cosmique (Hiranyagarbha), ou encore engendré par la dualité primordiale entre Brahman et Māyā (l’illusion créatrice). Ce rôle lui vaut les titres d’Aja (« le non-né »), Svayambhū (« auto-engendré »), Prajāpati (« père de toutes les créatures »), ou encore Ādikavi, le « premier poète ».
Il est représenté assis sur un lotus, vêtu de rouge, avec quatre têtes — symboles des quatre Vedas, des quatre points cardinaux, et des fonctions de l’esprit : manas (mental), buddhi (intellect), ahamkāra (ego), et citta (mémoire conditionnée). Ses quatre bras portent des objets sacrés :
- un kamandalu (pot d’eau) pour la création ;
- un pustaka (livre) représentant le savoir védique ;
- une cuillère sacrificielle (sruk/sruva) pour les rites du feu ;
- un chapelet (akṣamālā), représentant le temps cyclique et les éléments primordiaux.
Son véhicule, le cygne hamsa, symbolise le discernement, la capacité à distinguer l’essence du superficiel. Bien qu’il ne possède pas d’avatars au sens des incarnations de Vishnou, Brahmā est la source primordiale des Rishis, des devas et des asuras, et donc de toute forme de vie consciente.
II. Les grandes légendes associées à Brahmā
Le rôle mythique de Brahmā est intimement lié à la genèse du monde et des êtres vivants. Selon une légende majeure, il créa l’univers à partir d’un œuf d’or flottant sur l’océan cosmique. Cet œuf (le Brahmāṇḍa) mûrit pendant mille ans avant d’éclore : il se divisa alors en deux moitiés, formant le ciel et la terre. D’autres récits narrent comment il modela les sept étages du monde supérieur et les sept niveaux du monde inférieur, structurant ainsi la cosmologie hindoue.
Une autre histoire fameuse met en scène la déesse Śatarūpā (ou Sarasvatī), née de Brahmā lui-même. Ébloui par sa beauté, Brahmā créa une tête pour chaque direction qu’elle prenait afin de continuer à l’observer, allant jusqu’à développer une cinquième tête orientée vers le ciel. Cet acte jugé inconvenant attira la colère de Shiva, qui brûla cette cinquième tête avec son œil frontal, puis décréta que Brahmā ne serait plus vénéré sur terre. Depuis, Brahmā récite les quatre Vedas en pénitence, et son culte fut marginalisé.
Autre légende marquante : lors du Yajña sacré (rituel védique), Brahmā attendait son épouse Savitrī pour commencer la cérémonie. Mais celle-ci tarda, et il épousa à la hâte Gayatri, provoquant la colère de Savitrī, qui le maudit : « Tu ne seras adoré que dans un seul lieu ». C’est pourquoi Pushkar, au Rajasthan, reste l’un des rares sites de culte actif dédié à Brahmā.
Enfin, les textes précisent que l’univers créé par Brahmā dure un kalpa, soit 4,32 milliards d’années humaines. À la fin de ce cycle, il est dissous, puis recréé au réveil de Brahmā – illustrant la nature cyclique et éternelle du cosmos hindou.
III. Ses amours et sa descendance
La vie conjugale de Brahmā reflète son rôle de géniteur universel : il est uni à Sarasvatī, déesse de la connaissance, des arts et du langage — sa śakti, ou énergie féminine. C’est à travers elle qu’il donne naissance au savoir, condition première de toute création. Mais selon les traditions, Brahmā compte aussi parmi ses épouses Sāvitrī, présidant aux fonctions intellectuelles, et Gāyatrī, incarnation du mantra sacré éponyme et déesse de l’apprentissage. Ces trois formes féminines symbolisent les forces nécessaires pour concevoir et articuler le monde : l’inspiration, l’intelligence et la transmission.
Sa descendance est aussi foisonnante que symbolique. Il est le père des Prajāpati, les ancêtres de toutes les créatures vivantes, qu’il crée directement ou à travers ses fils, les Rishis primordiaux : Marīci, Atri, Angiras, Pulastya, Pulaha, Kratu, Vasiṣṭha, Bhṛgu et Dakṣa. Il engendre également Manu, le premier homme et législateur mythique de l’humanité, d’où découle le genre humain tout entier. Parmi ses autres enfants célèbres figurent Nārada, le sage musicien et messager des dieux, et Himavat, père de la déesse Pārvatī. Dans certaines traditions, Brahmā aurait aussi conçu Uṣas, déesse de l’aurore, dans un acte d’inceste cosmique représentant l’interpénétration de la lumière et de la création.
À travers ces filiations, Brahmā incarne l’origine de l’ordre cosmique, des valeurs morales, de la sagesse transmise et de la diversité des êtres vivants. Pourtant, après cette phase de création, il se retire et n’intervient plus, laissant le monde à Vishnou, le préservateur, et à Shiva, le destructeur.
Paradoxalement, Brahmā est l’un des dieux les moins vénérés du panthéon hindou, malgré son rôle fondateur. Les raisons sont multiples : la malédiction de Sāvitrī, son éloignement volontaire du monde après la création, ou encore sa proximité gênante avec Sarasvatī, parfois vue comme sa propre fille. Quelques temples lui sont néanmoins consacrés : le plus célèbre se trouve à Pushkar, au Rajasthan, où des milliers de pèlerins viennent se purifier dans son lac sacré. On trouve aussi des sanctuaires à Thirupattur, Kumbakonam ou Pondichéry, ainsi qu’un majestueux temple khmer à Angkor Wat, témoignage de son ancienne vénération en Asie du Sud-Est. Dans les arts, Brahmā reste une figure tutélaire : les poètes, musiciens et intellectuels l’invoquent comme Ādikavi, le premier poète, source de l’inspiration sacrée. Enfin, son association avec les cycles du temps fait de lui une figure-clé dans la philosophie du kalpa et la pensée cyclique de l’univers, souvent redécouverte dans le contexte du développement personnel ou de l’écospiritualité.