
Dans le vaste panthéon de la mythologie chinoise, peu de figures incarnent autant de sagesse, de puissance et de mystère que Taiyi Zhenren. Mi-divinité céleste, mi-maître alchimiste, il est celui qui sauve les âmes, enseigne le Dao et ressuscite les héros tombés. Mentor légendaire de Nezha, il traverse les grands romans classiques comme L’Investiture des dieux et Le Voyage en Occident, où son rôle est à la fois protecteur et initiatique. Retour sur l’histoire, les mythes et l’héritage vivant de Taiyi Zhenren, maître des esprits et guide des justes.
I. Les origines de Taiyi Zhenren : entre alchimie céleste et compassion universelle
Taiyi Zhenren, littéralement « Vrai Homme du Grand Un », incarne une figure complexe à la croisée des traditions taoïstes, légendaires et populaires. Dans la cosmologie taoïste, « Taiyi » représente l’unité primordiale du Yin et du Yang, principe fondamental à l’origine de toute existence. « Zhenren », terme réservé aux êtres éveillés ou immortels, désigne un sage accompli, libéré des illusions du monde matériel. À travers cette appellation, Taiyi Zhenren incarne à la fois la transcendance alchimique du Dao et une mission salvatrice envers les êtres vivants.
Il est directement associé à Taiyi Jiuku Tianzun (太乙救苦天尊), « le Seigneur Taiyi qui sauve de la souffrance », l’un des plus puissants protecteurs dans le panthéon taoïste orthodoxe. Ce dieu peut se manifester dans les dix directions sous différentes formes, capable de se métamorphoser à volonté pour guider, sauver ou apaiser les esprits perdus. Il est traditionnellement invoqué lors des funérailles ou pendant le Festival des Fantômes (Zhongyuan Jie), afin d’escorter les âmes vers la Terre Pure orientale de Chang Le, lieu de paix éternelle.
Dans certains courants, il est même vu comme une incarnation de Yuanshi Tianzun, le Primordial Céleste, qui aurait utilisé son essence solaire pour se transformer en Taiyi Tianzun. D’autres traditions l’identifient au Roi-Père de l’Est (Dongwang Gong), une figure mythique liée à la lumière du soleil. L’iconographie taoïste associe Taiyi Zhenren à la médecine alchimique, au contrôle des éléments, et à l’enseignement du Dao, faisant de lui un pont entre les forces cosmiques et la destinée humaine. Il est également à la tête de la secte Qingwei et occupe le cinquième rang parmi les Douze Immortels d’Or sous l’autorité de Yuanshi Tianzun, dans le système céleste taoïste.
II. Les grandes légendes liées à Taiyi Zhenren : maître céleste et sauveur des âmes
La figure de Taiyi Zhenren s’est imposée dans plusieurs grands textes littéraires chinois, notamment Fengshen Yanyi (L’Investiture des dieux) et Le Voyage en Occident (Xiyouji), où il agit tantôt comme mentor, tantôt comme exorciste ou sauveur surnaturel. Sa légende la plus célèbre est liée à Nezha, l’enfant divin né d’une perle céleste. Dans cette épopée, Taiyi Zhenren devient son maître spirituel sur le Mont Champion, lui enseignant l’art de canaliser ses pouvoirs, puis le ressuscitant grâce à des racines de lotus après que Nezha se soit suicidé pour expier le meurtre du fils du roi-dragon Ao Guang.
Mais Taiyi Zhenren n’est pas qu’un guide : il agit aussi comme protecteur. Lorsqu’un esprit démoniaque nommé Shiji Niangniang s’en prend à Nezha, c’est lui qui l’affronte, la piégeant dans son filet de feu aux neuf dragons, avant d’ordonner aux dragons d’y mettre le feu. L’esprit se désintègre alors, révélant sa nature originelle de rocher fondu.
Dans Le Voyage en Occident, il apparaît comme le maître du Lion à Neuf Têtes, une monture divine qui s’est échappée du paradis après l’inattention d’un serviteur céleste. Le lion, devenu souverain des démons dans une grotte reculée, capture Tang Sanzang et ses compagnons pour venger la mort de son « petit-fils » lion tué par Sun Wukong. Taiyi Zhenren intervient personnellement pour dompter la bête, la ramenant au ciel, illustrant à nouveau son rôle de gardien de l’ordre céleste et de maître des créatures surnaturelles.
Enfin, selon une tradition historique populaire du Fujian, Taiyi Zhenren aurait été un médecin réel nommé Yang Su, réputé pour avoir guéri une noble femme grâce à la technique de diagnostic du pouls en soie. Il aurait également contribué à la construction de barrages contre les inondations, et c’est en reconnaissance de ses bienfaits que la population et les souverains locaux lui ont attribué ce titre d’immortel.
III. Ses amours et sa descendance : entre mythologie céleste et transmission spirituelle
Cette divinité n’est pas associée aux passions amoureuses ou à la reproduction biologique dans la tradition chinoise. Son influence passe plutôt par la transmission spirituelle et l’initiation des âmes élues. En tant que maître immortel, il « engendre » des disciples au sens symbolique : des êtres auxquels il transmet le Dao, leur enseignant à dominer le corps, les passions et les forces invisibles. C’est le cas notamment de Nezha, qui devient presque son « fils céleste » par adoption rituelle. Il est également maître de Jinxia Tong’er, un autre élève doué, mentionné dans les romans tardifs.
Dans les traditions populaires et dans certaines représentations tardives, Taiyi Zhenren est parfois vu comme une manifestation ou émanation de Yuanshi Tianzun, ce qui ferait de lui une sorte de « fils spirituel du Tao originel ». On le relie aussi au Roi-Père de l’Est, une figure mythique associée à l’aube et à la fertilité solaire, bien que cette relation soit davantage métaphysique que généalogique. Enfin, certains récits associent la monture de Taiyi – le Lion à Neuf Têtes – à une « postérité surnaturelle », puisque cette créature fonde une lignée de démons dans Le Voyage en Occident, se faisant vénérer comme un ancêtre.
IV. Son culte et les formes de vénération : temples, fêtes et héritage vivant
Son culte est profondément enraciné dans la piété taoïste populaire, notamment dans les régions du Fujian, du Sichuan et du Hubei. De nombreux temples lui sont dédiés, comme le Taiyi Temple de Shuitou (Nan’an), lieu réputé pour avoir été son lieu d’origine, ou encore la grotte de Taiyi à Xianning, considérée comme un sanctuaire où il aurait creusé pour maîtriser les crues. Ces lieux ne sont pas seulement des espaces de culte, mais aussi des points de pèlerinage médicinal et spirituel, où l’on prie Taiyi pour la guérison, la longévité et la délivrance des âmes perdues.
Les cérémonies rituelles en son honneur incluent souvent des invocations pendant le Festival des Fantômes (7e mois lunaire), des rituels de funérailles taoïstes, et des processions locales en l’honneur du « Zhenren Médecin », où l’on rappelle ses bienfaits terrestres. À Chengdu ou au Mont Emei, on trouve encore des statues de Taiyi dans les Halls des Douze Immortels, flanquées de ses disciples et de ses instruments alchimiques.
Le plus marquant dans son culte, c’est l’alliance du sacré céleste et du bienfait concret : on le prie autant pour élever les âmes que pour soigner les maladies physiques, illustrant une vision taoïste intégrée de la santé, du destin et de l’équilibre cosmique. Le fait qu’il ait été honoré par Zhu Xi, célèbre philosophe néo-confucéen, montre que son influence a traversé les écoles de pensée et les dynasties, enracinant son culte dans le patrimoine savant autant que populaire.
Longtemps resté dans le panthéon discret des immortels taoïstes, Taiyi Zhenren a connu un renouveau culturel majeur grâce au succès planétaire du film “Ne Zha” (2019). Dans cette adaptation animée, Taiyi Zhenren est présenté avec humour, parlant un dialecte du Sichuan, parfois comique voire bouffon, mais jamais ridicule. Ce choix esthétique s’inspire de la maxime taoïste : « Le grand sage paraît fou ». Loin de s’opposer à son image sacrée, cette version l’humanise, révélant la pédagogie bienveillante du maître qui sait guider un élève rebelle vers l’éveil.
Dans la diaspora chinoise, il reste honoré dans certains temples, notamment à Taïwan et en Asie du Sud-Est, comme gardien des défunts et protecteur des familles.